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2004
Impressions
hivernales
(Névache, février 2019)
Un
ciel impénétrable est descendu sur la vallée.
Et
sans relâche a secoué son édredon.
Voltige
des duvets...
Les
couleurs ont fait place à une harmonie contrastée
de
noir et de blanc bleuté.
Le
sablier de neige remplit tous les espaces, abolit les creux.
Le
manteau blanc d'hermine s'épaissit, s'élève
Dans
ce silence ouaté...
Les
panneaux colorés émergent au bord des routes
Le
vent dessine des vagues, sculpte les congères
Les
voitures se cachent sous leur calotte de neige.
Épais
chargement blanc d'une conductrice impatiente...
Bientôt,
les chasse-neige entrent en action
Inlassablement,
ils vont et viennent pour évacuer
Cette
poudreuse si belle, si envahissante
Le
village vit au rythme de l'hiver
La
dameuse de Bruno déroule son tapis,
courbes
majestueuses sur les pentes de Sallé
Les
rails bleutés, si parfaitement moulés dans le large ruban blanc,
s'affranchissent
des ombres striées
projetées
par les arbres.
Bientôt
se fait entendre le discret crissement des skis,
élégant
pas de patineurs.
Des
cris joyeux émergent du silence feutré.
Les
enfants, les sportifs, promènent leurs couleurs vives sur le drap
blanc.
Les
chalets, constructions vénérables,
ont
celé leurs secrets sous un épais manteau
qu'ils
laisseront glisser lentement,
effeuillés
par la chaude impatience de l'astre du jour.
Fées
de l'hiver,
les
grappes de fruits rouges des sorbiers
ont
coiffé leur chapeau pointu,
Les
barrières des jardinets de Ville Haute
dessinent
des frises sur la neige.
Un
accenteur se pose dans la lumière,
comme
«la Pie» de Monet.
Derrière
les grilles du petit cimetière,
arabesques
noires magnifiées par le blanc,
Les
croix de fer forgé percent l'absence.
Contrastes
empreints de grâce,
mariage
des souvenirs.
De
délicats panaches s'élèvent
des
déneigeuses, des cheminées....
Un
peu partout, dans un élan libérateur et solidaire,
Les
hameaux s'éveillent.
Les
raclements de pelles s'accordent.
Convivialité,
entraide, quelques mots échangés...
Le
mercredi, colporteurs d'une soirée festive,
Des
flambeaux glissent au pied du Bois Noir
La
neige se tasse au fil des jours,
Les
stalactites alignent sous les toits
leur
monde imaginaire...
La
fontaine durcit les doigts de glace
qui
s'agrippent sur la surface de l'eau:
ventouses,
doigts cristallins, doigts métalliques...
Un
mystérieux artiste s'est défoulé,
figeant
pour quelques jours des formes suggestives
Le
torrent du Vallon se saisit de peignes glacés.
Des
danseuses de cristal défient les flots de la Clarée.
Crocodiles
de glace près du Pont des Armands...
Pas
hésitants des piétons, maladroits funambules.
Marcello
déneige, devant son épicerie,
Prévoyant
grenier du village...
Vers
la vieille cabane de l'Ermite,
dans
le lit du Roubion,
sur
les talus et versants enneigés,
les
empreintes d'un lièvre croisent celles des raquettes.
Sous
un soleil aveuglant,
des
étoiles s'allument dans les branches des mélèzes.
Vers
Lacou, c'est le boulevard des beaux jours
A
pied, en raquettes, à ski, c'est le défilé
Pour
Buffère, La Souchère, Fontcouverte,
Le
Jadis, Laval, et Le Ricou...
Crêtes
hardies, virginité poudreuse
Tout
en bas se faufile la Clarée
Parfois
un bourdonnement d'insecte qui enfle...
Un
motoneige emporte sa charge de rêves
Vers
le confort d'un refuge accueillant.
Des
igloos sont bâtis dans les règles de l'art.
Les
créatures de neige résistent aux assauts du dégel.
Dans
la cabane solitaire, vers le col de l’Échelle,
là
où l'espoir renaît...
les
villageois solidaires ont déposé
des
vêtements chauds, un peu de bois.
Réconforter
les rescapés
de
la mer, de la misère,
et
autres «Mauvais Pas».
Sous
le soleil blafard des Iscles,
une
brume glacée a figé le paysage.
Délicatesse
des fleurs de givre,
Évanescence
divine.
Sous
le soleil à son zénith,
la
neige fond, puis regèle et se fige
en
un glacis éblouissant,
parsemé
de milliers, de millions de paillettes...
Christian
Rau, mars 2019
(La
fenêtre - http://chrirau.com)
Illustrations...
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Ma Clarée
Sous le seuil des Rochilles,
Sous un ciel infini...
Un miroir se ressource
Dans un beau contre-jour,
Surface étincelante
Pétillant d’impatience.
L’eau paisible bientôt s’épanche,
Entre des blocs de grès ruisselle,
Et s’enfuit en cascatelles...
D’une pause marécageuse
Elle se fait bientôt songeuse,
Discrète entre les dalles rouges
Où presque rien ne bouge.
Une petite brise agite
Les têtes des linaigrettes,
Mais il faut bientôt songer
À affronter tous les dangers
D’une descente tumultueuse
Au fil de cascades rageuses.
Des amies vont la rejoindre
Et se fondent dans le courant.
Entraînant et puissant.
Ce sont des grondements
Que la nature orchestre,
Agitant sa baguette
Au gré du vent.
Dressée sur un rocher,
Une marmotte guette.
Des cincles voltigent..
Les roches se figent,
Laissant s’écouler, vaillantes,
Les eaux bientôt bouillonnantes.
C’est parfois un déversoir
Blotti dans un bel entonnoir.
Timidement s’approchent pour boire
Marmottes et impératoires
Le refuge des Drayères,
Perché sur son rocher, fier,
Accueille les randonneurs
Qui dégustent leur bonheur.
Mais bientôt les eaux dévalent
Vers de majestueuses cascades
S’écoulant, loin d’être sages
Dans de bien étroits passages.
Taillent des falaises abruptes
Des murs vertigineux
Rouges de colère
Gris de dépit.
Mais les eaux sont les plus fortes :
Au rythme fou de l’orchestre
Se précipitent, et manifestent
Leur liberté de tenir tête
Au relief qui résiste.
Lové contre son rocher,
Le refuge de Laval somnole,
Du serpent de la route s’isole.
Des marmottes jouent à cache-cache,
Une hermine délurée danse
Sur les ruines d’un temps passé.
La Clarée se délasse,
Et parmi les jolies fleurs
Les ruisseaux chantent le bonheur.
En bien harmonieux méandres
Filent dans les herbes tendres.
La rivière avide les cueille
Pour franchir de nouveaux seuils
Sous les sommets des Cerces
Saint-Crépin la bénit.
La descente musicale
Reprend sous les Roches Noires
D’intrépides arbrisseaux
Sorbiers, autres sureaux,
S’accrochent désespérément,
Et se dressent, bien hardiment,
Au-dessus des flots bruyants.
Que la pente s’adoucisse
Au chalets du temps Jadis,
Et la Clarée bientôt se traîne
Chantant sous les mélèzes
Inconsciente et découverte,
A l’approche de Fontcouverte…
Calme trompeur d’une eau tranquille
D’une belle courbe accueillante...
Et brusquement c’est la ruée.
La descente vertigineuse
Dans un théâtre chaotique
Et un sous-bois féérique,
Une descente bouillonnante
Vers les vieux chalets de la Meuille.
Joyeux, après cette folle danse,
Les flots freinent leur cadence
Dans d’harmonieuses courbes
De Lacha à la Souchère
Les épilobes au garde-à-vous
Saluent ce rythme doux.
Puis ce sont de nouvelles gorges
Entre de belles roches rouges
La Clarée s’y dandine,
Force de rocheux verrous
Fort impatiente de s’abreuver
Bien tranquille, à Névache.
Encouragée par Fontcouverte
Elle se précipite, furieuse,
Dans les cascades de Debarret.
Ayant offert son énergie
Aux habitants de la vallée,
Elle saute, plonge, rejaillit
Sous des nuages d’écume
Puis ralentit sa course,
Cachant son amertume
A l’approche du village.
Bientôt le pont de l’Outre
Où elle se réconforte,
Accueillante sur ses rives
Quand un pêcheur arrive.
Tranquille symphonie
Les flots, en harmonie
S’étalent dans leur puissance
Recueillent les eaux dormantes
Et les rus sinueux
Où s’abreuvent les chevreuils..
Dans l’ombre du bois noir
Elle s’attaque à la roche
Puis accélère sa course,
Rejoignant Plampinet
Puis bientôt Val des Prés,
Coule vers la Durance,
Injustement lésée
De son identité !
Névache, 2016 et 2017
Illustrations...
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Mon CDI (1996)
On
y entre comme dans un moulin
On
y tourne la roue du savoir
On
s'y sent pousser des ailes
On
y voit des gens
Qui
brassent du vent,
De
vrais moulins à paroles
Et
s'ils pouvaient apporter
De
l'eau à notre moulin...
Il
ne ferme pas, il est ouvert sur le monde,
Sur
les chants, les bruits, les couloirs, le chahut.
Pas
de porte ? Pas de clé !
Mais
des mots-clés.
Les
livres sont côte à côte, avec leur cote
Les
périodiques ont leur rubrique
Les
romans se suivent et ne se ressemblent pas
Les
documentaires se terrent sur leur étagère
Les
élèves digèrent, dégénèrent, exagèrent
Les
usuels s'usent, les mots s'en mêlent, les mots s'emmêlent
Le
documentaliste se tait, fataliste
Il
insiste, résiste, se désiste
Les
logiciels, didacticiels, référentiels, c'est démentiel !
Est-ce
essentiel ?
Faut
faire savoir le savoir-faire
L'autonomie,
monotonie
La
vie scolaire ? La vis, l'avis scolaire ?
Colère...
L'étude
se vide, le CDI
se
remplit.
Les
désappointés s'y pointent
Les
passionnés montrent leur nez
Les
déraillés cherchent leurs rails
Les
créateurs se font acteurs
Les
fainéants se font gênants
Les
travailleurs rêvent d'être auteurs
Les
distraits gomment leurs traits
Les
gourmands cherchent leur roman
Les
rêveurs en oublient l'heure
Les
lecteurs se délectent
Les
bavards sont peinards
Une
partie d'échecs
Pour
ceux qui le refusent
Les
cheikhs peuvent apporter leurs chèques
Le
documentaliste égrène ses listes
Liste
les documents, sème les idées,
Fixe
les titres,
Répond
à tous
Et
à personne
"Une
Photocop, M'sieu, s'il vous plaît
A
vez vous c'livre ? Je n'le trouve pas.
Qu'avez
vous sur les pyramides
Sur
le basket, le sexe, la gym ?
Mon
CDI : mais quel fourbi !
Que
de passion, que d'émotion
Les
heures passent, le courant passe
Un
mot par ci, un coup d'main là...
Une
étincelle contre l'échec
Une
tache d'huile indélébile
Des
filets d'eau qui se rejoignent
Dans
le grand fleuve du savoir...
Peut-être
aurai-je à ces paumés
Des Nintendo (in extenso)
Montré
l'étoile, guidé les pas
Et
rallumé la flamme étouffée par une société en déroute.
(Ecrit un
soir de grande
fatigue à Beaurepaire en février
1996 : « mon CDI » était effectivement la continuation directe
d’un couloir … il a été
réaménagé deux ans plus tard, et
q bénéficié quelques années après
mon départ de locaux tout neufs dans un collège
restructuré !)
--- Texte publié l'été 1996 dans la revue Inter-CDI ---
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Tendresse
J'aimerais être marchand de tendresse
Marchand de rêve et de douceur
Offrir des trêves, ouvrir les coeurs
Une brise tiède de printemps
Un éveilleur de sentiments
Remplacer la monnaie par la reconnaissance
Peindre la naïveté comme une autre naissance
La finesse des blés dans la plaine des Flandres
Et les rondeurs laiteuses des monts du Boulonnais
Les villages fleuris et leurs estaminets
Rendre l'espoir aux pauvres, aux horizons bouchés
Estomper les contours des sombres aventures
Dégager tout le charme qu'on puise au fond des yeux
Libérer les pensées écrasées par la peine
Souffler des boucles blondes sur des mèches rebelles
Offrir le réconfort pour tout geste d'effort
J' aimerais être le vent qui se fait caressant
Le sable chaud et fin, insaisissable amant
Glissant sur une peau accueillant cette offrande
Un baiser qu'on dépose, tiède, au creux du cou
Un mot doux chuchoté dans le creux de l'oreille...
L'attendrissant enfant qui joue à être grand,
Ignorant les épreuves qui l' attendent pourtant !
CR,
29 décembre 1996
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La Comète
Le bleu du ciel s'approfondit
Une à une, les pierreries
Dans le lointain scintillent
Le Silence s'alourdit
Une douce brise m'étourdit
Des duvets se détachent
Du Printemps retrouvé,
Virevoltent, se déposent
Avec délicatesse
Les Silhouettes noires
Bruissantes de finesse
Se profilent sur le ciel
De plus en plus profond
Et voilà qu'un duvet
Lumineux, silencieux
S'est fiché dans les cieux,
Visiteur mystérieux
Il délivre mes yeux
Des pesanteurs terrestres.
Fidèle, millénaire,
Comète au doux sillage
Soufflée par tant d'amour
De notre Astre du jour,
Comète, ne quitte pas
Si vite
Le ciel de notre terre,
Ne délivre pas trop vite
Ton éphémère
Mystère...
CR, 3 avril 1997
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Tchétchénie
(Pensées d’un
dimanche matin, en novembre…)
Ciel
gris,
Ciel
de déréliction…
J’avance
par les rues vides
Sous
ce grand ciel livide.
Survivant
de la nuit
Je
veux refaire le monde,
Réalité
immonde !
Au
loin,
en
Tchétchénie,
Des
êtres blessés
-Sont-ce
encore des humains ?-
Dans
des ruines, blottis,
Refont
aussi le monde
Entre
les tirs d’obus.
Ici,
Tout
le monde dort,
Pensant
au lendemain,
A sa
Sécurité,
A sa
tranquillité.
Là-bas,
En
Tchétchénie,
La vie
n’est plus qu’oubli
Du
désespoir aux cris.
Vies
déchirées,
Corps
meurtris,
Regards
méfiants,
La
peur au ventre !
Seule
y fleurit
La
couleur du sang,
La
lumière des flammes
Sur un
terreau de cendres.
En
quel siècle vivons-nous ?
Stagnation
de l’Histoire.
Eternelle
renaissance
De
l’absurde,
De la
mort.
C.
Rau ( à
Saint-Egrève ) le 3 novembre 2002
Hélas, seize mois plus
tard, ces vers sont toujours d’actualité !
(Avril 1999)
Les Escaliers
Les escaliers nous inventent, pourrait
dire Delerm. De l'échelle de meunier au perron majestueux,des
andrônes de Sisteron aux calades de Mane ou de Gréoux, des
escaliers en spirale de Chambord aux escaliers “podiums” des
quais de l'Isère à Grenoble, des marches harmonieuses des ponts de
Venise au marches géantes des tireurs grenoblois, les escaliers sont
partout. Ils vivent, vieillissent, craquent, s'incurvent, se fendent,
se creusent sous le poids de l'humanité. Ils m'ont toujours fasciné,
car ils représentent l'ascension, la progression, l'effort, mais
aussi l'harmonie, la stabilité, la simplicité, la fuite des
lignes... Ils ont permis à l'homme de s'élever au-dessus de sa
condition d'origine. La conquête du ciel a débuté par l'escalier.
L' oblique progresse dans l’architecture, mais manque de repères.
L'escalier jalonne la progression, dose l'effort, rythme une montée,
s'ajoute aux perspectives, fait vibrer une construction.
Intensification - Le mot du
mois d’avril 1999 (guerre du Kosovo)
Chaque jour la pluie s'intensifie
La neige s'intensifie,
Le froid s'intensifie,
Au Kosovo le temps se fait caution...
L'OTAN s'est fait caution.
Les frappes s'intensifient,
L'exode s'intensifie,
Le marché (des armes) s'intensifie.
Le marché (des changes) s'intensifie,
Et se diversifie,
L’info se falsifie
Ne nous y fions pas : seuls les "sales"
s’y fient… Vérifions donc !
Visions sérénissimes
Je reposai le livre ouvert sur ma table de chevet. Une
douce somnolence commençait à me gagner. Mon regard erra un moment sur les
vieux murs de la chambre.
Je suivais distraitement l'une des fissures qui se
dessinaient face à moi. L’une d’elles m’emporta sur son trajet tortueux et contrarié…
Là, le rivage s'interrompait, un rocher monstrueux
apparaissait. Il surplombait un delta, qui ressemblait... Oui, il ressemblait à
s'y méprendre à celui du Pô. Mon regard suivait la côte : elle s'embrumait...
Bientôt, la mer m'apparut, scintillante. L'avion survolait
le littoral, et je me laissais bercer par son ronronnement régulier. Mais
pourquoi étais je brusquement pris d'un vertige ? L'avion devait aller bien
vite... Par le hublot, j'aperçus la Terre qui vacillait vertigineusement.
Pourquoi l'appareil allait-il si vite ?
La descente s'amorçait, soulevant mon coeur à chaque
palier... Allait-il s'écraser à la surface des eaux ? Un coup d'oeil vers ses
ailes me rassura : elles étaient pourvues de flotteurs. Je ne ma rappelais pas
être monté dans un hydravion... Je distinguais maintenant la crête des vagues.
Le contact avec la mer s'annonçait violent... Mais non :
nous flottions déjà sur les eaux calmes... Au loin, de multiples clochers
hérissaient finement la silhouette flottante d'une île, dans le contre-jour
d'une brume montante.
Etait-ce possible ? Cette ville sur l'eau, flottant
vaporeusement... Venise ? Mais oui ! Sans aucun doute, c'est Venise et sa
lagune qui s'offraient maintenant à mes yeux étonnés !
Je me laissais emporter silencieusement par une gondole....
Quand étais-je sorti de l'avion ? Qu'étaient devenus les
autres passagers. Mon esprit s'embrouillait. Un silence de mort : même le
clapotis de l'eau était silencieux. Le gondolier - dont je ne distinguais que
la noire silhouette - enfonçait sa rame dans les flots grisâtres, la retirait,
l'enfonçait à nouveau, et la gondole accélérait, accélérait...
Le Quai des Esclavons s'approchait dangereusement, avec sa
guirlande de palais somptueux. On aurait dit qu'il aspirait la frêle
embarcation. Il était curieusement vide, comme si la foule de touristes qui
l'animait habituellement l'avait déserté sous une menace inconnue. J'essayai
d'alerter le gondolier, mais celui-ci semblait rester sourd, indifférent à mes
injonctions, répétant ses mouvements comme un automate. Je n'arrivais pas à
distinguer les traits de son visage. En avait-il un ? Il continuait à nous
propulser droit sur les quais. Nous allions nous y fracasser!
Paralysé de terreur, je n'arrivais plus à sortir aucun mot
de ma bouche pâteuse. Je fermai les yeux. Combien de temps restai-je ainsi, les
yeux clos ? Impossible à dire. Un nuage de coton m'enveloppait. Peut-être
avais-je à nouveau les yeux ouverts ?
La brume se dissipait. A travers ses lambeaux, je réalisai
peu à peu ce qui m'entourait : d'immenses murs de briques percés d'innombrables
fenêtres me dominaient de toutes parts, et semblaient rejoindre le ciel, dont
seul un petit carré apparaissait.
J'étais assis sur la margelle d'un puits. Mon regard se
porta sur un lion ailé, gravé sur une pierre, surmonté d'étranges inscriptions.
Je me levai pour examiner cette curieuse cour : à ce moment, ma vue se
brouilla. Dans un grand vacarme, le sol se souleva autour de moi : des formes
grises me frôlèrent, s'élevant dans un grand battement d'ailes. Deux pigeons se
précipitaient sur moi, les yeux vides, le bec menaçant.
Je fermai à nouveau les yeux. Le bruit disparut aussitôt.
Etait-ce possible ? Les oiseaux n'étaient plus là. La cour était vide...
Etait-elle vraiment vide ? J'avais la nette impression que des regards
m'épiaient de toutes les fenêtres, derrière les volets clos. Et soudain, tous
ces volets s'ouvrirent dans un ensemble parfait. Des personnages masqués
affublés de la "bauta" étaient accoudés à chaque appui de fenêtre,
visages blancs percés de deux trous noirs, inquiétants.
Que me voulaient-ils donc, tous ces Casanova de pacotille ?
Qu'avais-je à leur dire ? leur immobilité en disait long sur leur attente.
Désespérément, je tournai la tête vers les maisons dressées dans mon dos, afin
de chercher je ne sais quel secours... et quelle ne fut pas ma surprise lorsque
je découvris leurs façades ! Elles étaient couvertes de grands draps
multicolores.
D'où sortaient donc ces draps ? Je cherchais à suivre des
yeux les cordes à linges qui les soutenaient, et mon regard s'éloignait,
s'éloignait... Le ciel apparut entre les
draps, et mon regard tomba sur son reflet, sur les eaux noires du canal.
Plus loin, un pont de briques s'élançait gracieusement au-dessus des eaux
sombres, emprunté par un défilé de personnages masqués - eux aussi - de la
bauta. La cour s'était-elle ouverte
d'un côté ? Etais-je devenu fou ? La
sueur perlait sur mon visage. Pourquoi tous ces personnages
défilaient-ils comme des automates .?
Que faisais-je maintenant, assis sur les marches du pont ? Il fallait que je me renseigne… Plus loin,
entre deux façades, s'ouvrait une sombre ruelle. Je m'y engageai.
Où allaient-ils ? Léger comme le chat botté, je les
rejoignis en quelques enjambées. Aucun ne se retournait. Une armée d'automates
en marche vers une destination secrète... Combien étaient-ils ? Des dizaines,
des centaines ? J'essayai de les dépasser, mais leur masse compacte m'en
empêchait, frôlant le bord des quais, les parapets et les ponts, s'engouffrant
dans de sombres venelles, puis absorbée par un passage couvert... Par le dédale
des ruelles, je les suivis, moi aussi, en automate. Où me trouvais-je
maintenant ? Pourquoi n'y avait-il donc aucun autre témoin de cette étrange
scène, qui eut pu me renseigner, me rassurer ?
Aucun repère : je me retournai malgré tout plusieurs fois.
Partout, mon regard butait sur des façades aux fenêtres muettes : aucun repère significatif ne se dévoilait.
Les ponts qui franchissaient des canaux aux eaux troubles ressemblaient tous à
celui du Meggio. C'était toujours un changement de cap dans l'entrelacs des
sombres ruelles. Je ralentissais, découragé peu à peu de les suivre. Pourquoi
les suivais-je, d'ailleurs ? Plus loin, devant moi, l'armée des Casanova
prenait de l'avance. Brusquement, elle fut avalée par un passage couvert, dans
une ouverture dérobée aux maisons. Je me mis instinctivement à courir.
Curieusement, je ne sentais plus mes jambes, pas plus que mes bras, comme si
mon buste fonçait seul à travers l'air moite des ruelles. L'ouverture entre les
maisons : je l'avais bien vue ? S'était-elle effacée, comprimée au point de
disparaître ?
Je cherchai une ouverture quelque part, et je la vis. Un
Lion de cuivre faisait la grimace entre ses deux ailes dressées, ouvrant une
large gueule au milieu d'une façade lépreuse. Il crachait des lettres qui
constellaient déjà le sol.
Une enveloppe rouge jaillit soudain de la gueule largement
ouverte, et tomba au milieu des autres. Je me penchai pour la saisir, mais elle
glissa, et disparut. On aurait dit une anguille qui cherchait à s'échapper.
Lorsque ma main fut enfin à sa portée, un courant d'air que je n'avais point
senti la souleva plus haut, à une hauteur où elle devenait à nouveau
impalpable. Elle s'agitait en dansant, mue par d'invisibles fils de
marionnette, s'évertuant à me narguer dans mes efforts pour l'attraper. Quand
elle fut enfin à ma portée, elle se déplia comme par enchantement, et je lus
ces mots :
Toi qui liras ces quelques lignes,
Toi, l'assassin de notre Doge,
Fuis sans tarder la ville maudite
Suis cet itinéraire secret...
Puis les lignes s'effacèrent une à une, mot après mot,
alors que je m'apprêtais à les relire. Et un curieux dessin apparut. Il me
rappelait une forme que j'avais entrevue quelque-part…
J'écarquillai les yeux, et cette forme se précisa. Elle
semblait dessiner un littoral connu. Une musique parvint à mes oreilles
engourdies, et le dessin se figea : une mouche se posa sur la fissure : elle la
suivait...
Ma tête lourde se tourna sur l'oreiller, et la lumière
printanière qui inondait la pièce à travers les rideaux de voile me fit un
signe amical. Je tendis la main vers la table de nuit, et refermai le guide de
voyages...
Christian Rau, Janvier 1999
Banon : avril provençal
Cuvette douillette d'une vallée provençale. Au fond, une route serpente
sur un tapis vert tendre parsemé des petites tâches ocre des maisons. Les
lavandes forment de petits tapis rayés. Les garrigues montent à l'assaut des
collines, sur un sol qui laisse entrevoir çà et là des traînées rougeâtres.
Le village adossé à la colline s'agrippe avec ses remparts. Les maisons
aux teintes pastel souvent ocre font la haie aux marches de pierre qui mènent
nos pas vers la ville haute, où trône l'église. Cette vieille dame surveille
l'ensemble depuis son campanile coiffé de fer forgé.
Sous le ciel gris, des rideaux de pluie traversent la vallée. On dirait
parfois que la lumière monte du sol. Les chemins de pierres se changent en
ruisseaux drainant la boue rouge des collines. Les parfums du thym , de la sariette
et du romarin ont laissé place à d'autres parfums d'herbes mouillées.
La pluie disperse ses dernières gouttes. Un soleil pâle fait fumer les
pierres du chemin qui sinue entre les
rocailles parsemées d'iris de l'adret. L'harmonie est parfaite sur ce qui fut
jadis une route. A chaque détour les yeux peuvent divaguer à leur aise, sans
jamais buter sur une maladresse du paysage. On voit qu'ici l'homme a su vivre
et composer avec la nature sa symphonie quotidienne. Même les ruines semblent
avoir choisi leur place, blotties là où il faut. Les verts sont irréels. Ma
palette ne suffirait pas à rendre toutes les nuances des feuillages naissants
du printemps. Finesse et légèreté, nuances et harmonie ... Le ciel gris, loin
d'agresser le paysage, le protégerait plutôt d'un ciel trop bleu
et trop criard pour la saison. Seuls les feuillages d'un vert soutenu et
l'ocre rouge de la terre s'accommodent d'un ciel tout bleu.
La féerie des teintes de ce paysage largement ouvert entre les plis du
manteau de chênes verts de Dame la Lure, sombre et austère, ravit mon regard.
Au loin vers le Sud, la silhouette gris-bleuté du Lubéron ferme l'horizon.
Tout ici paraît chanter : les couleurs des maisons, l'accent des
habitants, les concerts des oiseaux, l'eau qui ruisselle ou qui s'égoutte....
Pourtant, ce pays lutte pour garder cette liberté, ce bonheur préservé
du stress envahissant de la ville. Les oliviers tordent leurs bras noueux pour
mieux régler la musique du vent dans leurs branches, pour honorer les poètes
des grands troupeaux et des étoiles. Le
nom des villages sonne à nos oreilles. Malfougasse nous met l'eau à la bouche.
Saint-Etienne les Orgues semble vouloir orchestrer la musique du vent pour
l'ensemble des communes alentour.
C. Rau - 25 avril 1993
Les
Fraches : randonnée au pays
de Giono.
Le sentier odorant et mouillé s'insinue entre les sapins qui s'égouttent
sur notre passage. L'air humide est chargé des mille senteurs du matin.
Après avoir progressé un moment, courbés sous chaque branche faisant
obstacle, nous atteignons une clairière. Elle nous accueille de sa douce
lumière. A notre droite, un dôme de pierres sèches se dévoile à notre regard.
Carré à sa base, un toit presque conique, c'est une construction fantastique.
Sans ciment, sans argile, les pierres ont été empilées patiemment, et
assemblées avec une précision étonnante, malgré leur forme irrégulière. Cette
"borie" a défié les années, les décennies. Jean le Bleu a dû
s'aventurer jusqu'ici bien des fois. En gravissant la montagne qui unit la Lure
au Ventoux, on remonte lentement le temps...
Tel un monument au milieu des arbustes, un arbre !
Magnifique et solitaire, il se dresse au creux du vallon desséché qui ramène
à Tinette.
Au détour du chemin la maison de Crésus* nous apparaît sur la droite,
derrière des ruines. Toujours les mêmes pierres, toujours cette porte que
Fernandel ouvrait quand il jouait Crésus. Et derrière la porte, toujours le
même lit en fer, le même poêle. Le temps semble s'être arrêté là, par pudeur.
Seul l'Arbre a grandi.
Les étendues désolées qui l'entouraient dans le film se sont couvertes
de buissons et d'arbustes pour compenser le départ des moutons.
Depuis plus de quinze ans plus
aucun troupeau n'est venu charmer les hauteurs des Fraches...
C. Rau - 25 avril 1993
* ( joué par Fernandel dans
ce qui est resté le seul film réalisé par Jean Giono )
© Textes et dessins de Christian Rau